Journal personnel et correspondance (1785-1939) ou les affinités électives

Françoise Simonet-Tenant

Academia Bruylant, 2009

 

La passion des lettres et des journaux intimes

 

 

C’est le livre qu’une passionnée de correspondances et de journaux personnels consacre à ces genres longtemps tenus pour marginaux et mineurs et que l’époque contemporaine reconnaît enfin comme dignes d’appartenir à la grande littérature. L’auteur nous fait partager ses nombreuses lectures, aussi bien d’écrivains installés dans l’histoire littéraire, comme les Goncourt, Eugénie de Guérin, Marie Bashkirtseff, Catherine Pozzi ou André Gide, mais aussi d’inconnus, qu’ils soient publiés, comme Adèle Schunk et Aimé Guyet de Fernex (dont la « correspondance sentimentale » a fait l’objet d’une édition chez Fayard en 2005), ou inédits comme Pierre Pasquet, qui a écrit de nombreuses lettres pendant la Première Guerre Mondiale et à la mémoire duquel le livre est dédié, ainsi qu’à celle de « tous ceux qu’écrire des lettres et tenir un journal ont aidé à vivre ».
C’est une étude passionnante qui se situe à la croisée de l’histoire et de l’histoire littéraire et nous montre comment la lettre et le journal se sont progressivement convertis à l’intimité vers la fin du XVIIIe siècle. C’est l’effet de phénomènes conjugués comme une certaine laïcisation de la confession, la diffusion de la montre (« horloge de corps » dit plaisamment le vocabulaire de l’époque !) et du miroir qui se généralise à partir des années 1770 à toutes les classes sociales, à Paris et dans les grandes villes. Citant Bachelard, Françoise Simonet-Tenant rappelle que le siècle des Lumières a été « un grand rêveur de serrures » et elle met très bien en rapport cette passion et la naissance d’une « culture de l’intime » qui va triompher au siècle suivant, en particulier grâce à la publication des correspondances et des journaux personnels. C’est en 1785 qu’est publiée la première édition de la Correspondance de Voltaire, dite édition de Kehl, où l’on voit le grand homme en privé, en « robe de chambre » aurait pu dire Diderot. Et c’est pourquoi l’auteur fait démarrer son étude à ce moment qui marque un tournant décisif. Elle a choisi comme terminus ad quem la publication du Journal de Gide dans la prestigieuse collection de « la Pléiade », du vivant de l’auteur, ce qui est aussi tout un symbole !
C’est aussi un livre de « poétique comparée » : il s’agit de trouver, au-delà de leurs divergences, des caractéristiques communes entre la lettre et le journal, et d’analyser, leurs points de « frottement », les effets d’hybridation et d’inclusion : journal adressé, lettres consignées dans les journaux personnels, qu’elles aient été envoyées ou non etc. Cette partie du livre donne lieu à des analyses fines et très intéressantes sur la façon dont la vie, dans ce qu’elle a de plus infime, devient écriture, dans une sorte de « poévie », pour reprendre le mot-valise par lequel l’auteur désigne ce processus. Elle précise en effet dès le début : « l’on sait que l’intime est d’abord fait d’infime, de petits riens qui constituent le sujet qui s’écrit ». De façon très rigoureuse et sans jargon, elle s’appuie sur de nombreux exemples pour étudier les points de contact entre ces deux genres de la lettre et du journal qu’unissent des « affinités électives ». S’appuyant sur les Carnets de Henri-Pierre Roché et le Journal d’Helen, d’Helen Hessel, elle nous plonge avec délices dans les coulisses de Jules et Jim, dans le laboratoire de l’œuvre rendue célèbre par le film qu’en a tiré François Truffaut. Elle annonce d’ailleurs une étude complémentaire à celle qu’elle propose ici : « l’utilisation littéraire des lettres et journaux authentiques et le rôle qu’ils ont pu jouer dans le renouvellement des formes romanesques au tournant des XIXe et XXe siècles feront l’objet d’un prochain ouvrage ». Ce n’est pas parce qu’elle s’intéresse à une époque qui s’arrête avant la Seconde Guerre Mondiale, que cette étude n’a rien à nous dire sur notre présent ; car il semble bien que les « blogs » qui explosent aujourd’hui sur internet conjuguent les traits de la lettre et du journal, tels qu’ils sont analysés ici. C’est souvent en faisant un pas de côté, un mouvement de retrait, qu’on saisit au plus juste les phénomènes complexes de l’extrême contemporain qui nous laisse démunis d’instruments critiques pour les comprendre.
C’est aussi un beau livre sur les femmes, et un retour nuancé sur le cliché qui les a longtemps associées à l’écriture de l’intime et à ce que Barbey d’Aurevilly a joliment appelé « l’épistolature » pour parler de la littérature épistolaire. Ce n’est pas parce qu’on l’a beaucoup dit, et souvent avec mépris, que c’est faux. J’ai adoré pour ma part la citation d’un livre publié en 1920 par Ossip-Lourié sur La Graphomanie (Essai de psychologie morbide), dont le titre est déjà tout un programme ! Les femmes trouveraient dans les lettres l’occasion d’épancher leur « verbomanie »… Plus sérieusement, Françoise Simonet-Tenant retrace bien, après Philippe Lejeune, la vocation pédagogique du journal pour les jeunes filles au XIXe siècle, et la façon dont elles vont s’en émanciper. Et surtout elle met en rapport cette propension des femmes à écrire des lettres ou à tenir un journal avec la notion d’attente, longtemps, et peut-être encore, constitutive du statut des femmes et de leur destinée. « Le journal et les lettres sont pour une part des écritures de patience, autrement dit de souffrance, mais aussi de résistance : ils rendent supportable le vide de l’attente qu’ils verbalisent ». Toute cette partie est finement menée, écrite comme disait Diderot quand il faut écrire des femmes, « sur les ailes d’un papillon ».

On n’en finirait pas de faire le compte et la liste de toutes les trouvailles, et découvertes que l’on fait en lisant cette sorte de journal de lectures présenté sous la forme construite d’une démonstration, mais qui garde quelque chose, dans son écriture de la passion vitale dont il procède : celui des correspondances et des journaux, avec un goût qui n’exclut personne et va au-delà des a priori de la « littérarité » et des ses diktats. « S’esquisse l’acceptation d’une littérarité autre où le texte rencontre la vie et où à l’écrit, on peut préférer l’écriture : lettres et journaux seraient le lieu d’une écriture immanente à la vie, bouleverseraient la notion d’œuvre et instaureraient un rapport inédit à la littérature ». On appréciera cette belle liberté qui est la condition vitale d’une recherche vivante. Qui a écrit, à propos de Flaubert : « Ce qui étonne seulement chez un tel maître, c’est la médiocrité de sa correspondance » ? Eh bien, c’est Proust ! Ce qui prouve qu’un auteur dont l’œuvre a d’abord été méconnue et refusée, peut lui aussi « rater » une lecture. C’est avec délices que j’ai lu ce projet de prospectus de Jean Paulhan, resté à l’état de manuscrit dans les archives des éditions Gallimard, et qui était une promotion de ce qu’il appelait « la littérature spontanée ». Je la recopie fièrement dans Les Moments littéraires où elle a toute sa place :
« Ne Jetez pas
Ne Déchirez pas
Ne Brûlez pas
les manuscrits, journaux intimes, lettres, essais et poèmes de jeunesse qui encombrent votre grenier, mais
Envoyez-les plutôt à la N.R.F.
5 rue Sébastie-Bottin, Paris
(VII) »

 

Loin des écritures formatées, le beau livre de Françoise Simonet-Tenant est aussi un manifeste pour l’écriture de la vie qui nous rend vivants

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 24